En 1146, l’abbé Laurent, douze moines et cinq convers, s’installent dans la vallée accidentée de la Thyle, aux marches du comté de Namur et du duché de Brabant, pour y fonder une abbaye. Ils viennent de Clairvaux, la célèbre abbaye cistercienne champenoise dont saint Bernard fut le premier abbé et qui, engendrant un monde de près de 350 abbayes répandues sur toute l’Europe, a participé à l’expansion corrélative de leurs vignobles.
Nous ferons d’abord un rapide survol chronologique des possessions viticoles de Villers sous l’Ancien Régime et des données glanées dans les archives concernant l’usage que les moines brabançons faisaient du vin. Après quoi nous nous pencherons sur le vignoble ancien dans l’enceinte même de l’Abbaye, ressuscité voici quelques années par la Confrérie du Vignoble de l’Abbaye de Villers en Brabant.
1. Survol chronologique de l’activité viti-vinicole pendant les 650 ans de la vie des moines à l’abbaye
Au XIIe siècle
Les colonisateurs cisterciens de Villers ont besoin du vin pour célébrer la messe, se soigner ou encore se réconforter de leur dur labeur. Cet approvisionnement soulève un certain nombre de questions :
– Trouvent-ils déjà une vigne dans les vallons bien exposés de la Thyle, qui leur sont cédés par le seigneur de Marbais ? C’est possible car, dès le IXe siècle, faute de pouvoir importer facilement cette boisson, on plante de la vigne un peu partout en Belgique.
– Reçoivent-ils une donation particulière d’un petit vignoble dans une région particulièrement favorable de Belgique ? C’est aussi possible, car on pratiquait de la sorte, même antérieurement à la fondation de Villers[1]. Ainsi, le monastère de St Hubert reçoit 3 vignobles sous le château de Huy au début du 9ème siècle.
– Achètent-ils du vin ? Ils en ont la possibilité car le négoce des vins louvaniste, huttois, champenois, rhénan ou bourguignon existe. Mais en ont-ils les moyens ?
Il nous semble cependant exclu que les disciples du «Combattant de Dieu» songent, dans les premières années, à soutenir par la bonne chère, l’honneur de leur maison. En ces temps d’installation et de stricte observance de leur règle, ils doivent probablement limiter leurs libations au seul vin offert pour l’Eucharistie et à l’«hémine» journalière (un quart de litre) recommandée par Saint Benoît dans sa règle, pour les encourager à rester dans ce lieu d’horreur et d’immense solitude,[2]comme le dit la chronique. Les premières années se passent et par leur sage administration, la discipline sévère, leur vie laborieuse, les premiers abbés préparent le véritable terrain sur lequel leurs successeurs immédiats, vont bâtir la puissante et riche communauté[3].
Il n’est pas hasardeux de penser qu’une vie normale s’organise peu à peu au fur et à mesure que les cabanes rudimentaires font progressivement place à des bâtiments commodes et spacieux, et que le cellérier, qui a la garde des celliers et veille à tout ce qui doit être servi à la communauté en boisson et en nourriture, a bientôt trouvé une solution pour résoudre les questions d’approvisionnement en vin courant, que nous avons posées ci-dessus.
Au XIIIe siècle
Au tout début du XIIIe siècle, la réputation du monastère s’accroît. Celui-ci va bientôt connaître – aux dires du chroniqueur – cent moines et trois cents frères convers. Le temps de sa splendeur commence. Le supérieur de l’abbaye ne peut décemment plus offrir du vin de paysan à ses hôtes de marque. Pour avoir un vin de qualité dans un système économique encore autarcique, il se procure, comme nous l’explique l’abbé Omer Henrivaux,[4] : De 1197 à 1209, l’abbaye de Villers fut dirigée par l’abbé Charles de Seyne qui avait commencé sa vie religieuse dans deux abbayes cisterciennes de la région rhénane: à Himmerod tout d’abord, une fille de Clairvaux, à Heisterbach ensuite, fondation de Himmerod et dont il était le prieur lorsqu’en 1197, les moines de Villers le choisirent comme abbé. Les relations de Charles avec la noblesse rhénane lui valurent «l’aumône de vignobles sur le Rhin et la Moselle» et le chroniqueur ajoute qu’au temps de Charles et de son successeur Conrad d’Urach, lui aussi originaire d’Allemagne, l’abbaye recevait 17 charrettes de vin, livrées annuellement à sa maison de Cologne. Rappelons qu’à Vaucelles ( Nord de la France), une charrette de vin, tirée par 8 chevaux, transportait 2.800 litres. Compte tenu que tous les chars n’étaient pas aussi chargés, le total de cette aumône aurait donc pu représenter entre 30.000 et 50.000 litres ou sur base de 400 buveurs potentiels, moines, convers et invités, 100 litres par personne et par an).
Cependant, le transport coûte cher, parfois un quart du prix, car le voyage du Brabant au Rhin dure un bon mois et le vin doit faire l’objet de soins constants de la part du personnel[5]. C’est pourquoi, suivant en cela l’exemple des autres abbayes de la région, le monastère vend, à une date indéterminée mais après 1244, ses vignobles sur le Rhin et la Moselle[6].
Le chroniqueur de Villers écrit à ce sujet : Tous ces biens ayant été vendus, nous avons acheté nos vignes de Louvain. Chaque jour la maison [de Louvain] doit deux geltes [60 litres] de vin de ces vignobles, l’une aux moines, l’autre aux convers malades[7].
Louvain intéresse les responsables de Villers car son vignoble, qui existe depuis le IXe siècle, a bonne réputation. C’est pourquoi, vers 1210, l’abbaye de Villers planta un vignoble de plus de mile ceps au bas du château de Louvain[8]. D’autre part, dès 1250, le duc Henri III confirme à l’abbaye une vigne qui lui appartenait à Louvain[9]..
On note, pour cette époque, des donations de vin pour la sacristie et l’infirmerie[10]. Nous en relevons vers 1209 et en 1261. Il s’agit de dons de vin pour célébrer le service divin et pour soigner les malades. Il doit être d’excellente qualité. En effet, la liturgie catholique prévoit que seul le vin naturel est matière du sacrement de l’Eucharistie. À l’origine ce devait être un vin rouge, étant donné que le vin du sacrifice représente le sang du Christ. Si la discipline ecclésiastique actuelle prescrit le vin blanc, remarquons que les orthodoxes se servent de vin rouge[11]. On prépare des vins médicamenteux, par macération ou en ajoutant aux différents vins des teintures, extraits, substances minérales ou organiques. Un extrait des comptes de la pharmacie, datant lui de juillet 1738[12], montre qu’on se servait encore au XVIIIe siècle des vins médicamenteux (en l’occurrence brandevin[13] et vin).
Au XIVe siècle
Pendant ce siècle, l’abbaye qui avait toujours été exemptée de charges, perd ses privilèges fiscaux. Elle est criblée de dettes, nombre d’abbés démissionnent devant la rudesse de la charge, et les moines se dispersent à plusieurs reprises pour fuir créanciers, famine ou peste. Certains abbés redressent la barre mais d’autres font de folles dépenses[14]. Ajoutons que, dans la seconde moitié du XIVe siècle, une longue série de troubles désole le Brabant.
Même dans ces périodes difficiles, l’abbaye reçoit des vignes et du vin. Il est vrai que l’histoire n’est pas statique pendant un siècle et qu’il y a, dans un contexte généralement troublé, souvent de bonnes périodes.
Les activités viti-vinicoles de l’abbaye au XIVe siècle, peuvent être classées comme suit[15] :
– des donations pures et simples de vignobles. En 1314, deux vignobles à Louvain par exemple..
– la mise en location de vignobles. La diminution du nombre de convers nécessita la mise en location de certaines terres. Par exemple, en 1389, le cellérier Jean de Waelheer loue un bonnier de vignoble (= environ 92 ares) à Louvain pour quelques aimes de vin.
– des donations de vin pour anniversaires et pitances. Au Moyen Âge, les fidèles font souvent des aumônes pour anniversaires et «pitances» (plat supplémentaire servi en certaines circonstances à tous les religieux). À cette époque où l’Abbaye a souvent recours à l’emprunt, il arrive aussi que des particuliers lui prêtent des capitaux. L’Abbaye accorde alors aux prêteurs une pension viagère qui, au décès de ces derniers, se commue en grande partie en pitances, tandis qu’une partie plus petite revient à la Porte (institution de bienfaisance des abbayes médiévales pour la distribution des secours aux pauvres et aux paysans). Toutes ces donations pour la pitancerie sont faites, de vino et piscibus (en vin et en poissons)..
Au XVe siècle
C’est l’époque des ducs de Bourgogne. À l’abbaye s’instaurent les interventions du pouvoir dans l’élection des abbés, souvent intempestives et sources de conflits[16]. Dans le domaine économique de la viticulture, il y a pu avoir un arrêt de croissance dans l’expansion des vignobles louvanistes, du fait que les ducs de Brabant sont devenus ducs de Bourgogne. Il n’y a cependant pas eu une réduction rapide, allant jusqu’à l’arrêt total de la culture de la vigne à Louvain au XVe siècle. Nous verrons qu’elle y reste encore bien vivante jusqu’au début du siècle suivant, de même d’ailleurs que partout en Belgique.
Raymond Van Uytven écrit[17] : Dans la première moitié du XVe siècle, à son apogée, la production ne devait pas être négligeable. À Louvain, en 1411, 23 pressoirs publics étaient actifs. Pour l’exercice 1473-1474, on peut estimer les exportations en provenance de la seule ville de Louvain à environ 10.000 hl… Juste avant l’effondrement de la viticulture à la fin du XVIe siècle, le pays d’Aarschot produisait certaines années presque 30.000 hl de vin. Cette production, non négligeable était principalement consommée sur place mais une partie était exportée vers le Nord…
Au XVe siècle, la viticulture connaît donc encore des beaux jours dans nos régions. Elle ne périclitera vraiment qu’à la fin du siècle suivant. Au niveau des archives de l’abbaye proprement dite, nous ne relevons rien de spécial dans cette tranche de l’histoire, touchant la viticulture, l’approvisionnement en vin ou sa consommation.
Au XVIe siècle
Charles Quint, roi d’Espagne et empereur germanique, fait rappelons-le, des guerres incessantes contre le roi de France, François Ier. Il défend, par ses ordonnances des 23 juillet 1522, 28 juin 1524 et 12 mai 1546, l’importation des vins de France à peine des confiscation des vins et, de plus, de perdre corps et biens[18].
Pourtant, au temps de l’abbé Van Zeverdonck, qui mourut à Louvain en 1545, après avoir gouverné l’abbaye pendant vingt et un ans, rien ne manquait à Villers. Quoique la vie fût très chère à cette époque et que les impositions publiques fussent augmentées de beaucoup, les provisions abondaient au monastère: la viande, le poisson, le beurre, le vin, les draps et les étoffes étaient fournis copieusement aux moines et aux serviteurs[19]. Nous allons examiner comment le cellérier se procurait ce vin qui ne manquait pas à la table des moines :
– le vin était acheté. D’après les comptes de 1504 à 1517, les vins achetés provenaient du Rhin ou de France (parfois de Bar-sur-Aube), plus rarement d’Espagne (vins d’Alicante et de Muscadel). On les achète souvent à Anvers, pour une somme de 22 livres de gros en moyenne par an. Ces vins ne servaient pas uniquement aux religieux, mais aussi aux hôtes, et même aux gens d’armes et aux passants. L’abbaye en présentait même parfois ailleurs; ainsi par exemple, en 1515, donné pour les noces de Monsieur de Nassault avec Madame la princesse d’Orenge : 3 poinsons de vin[20](500 litres) , valant 10 livres de gros[21]. Au compte de 1512, on constate que des vins étaient achetés à Hougaerde. C’est la seule fois qu’il est question de vins de nos régions[22].
– l’abbaye possédait des vignobles à Louvain. Une carte des vignobles de Louvain, dressée par J. Halfants[23], montre un wijngaard van Villers qui apparaît dans le coin supérieur droit. L’inventaire de Villers, daté de 1537, reprend, sans mention de valeur, deux pressoirs à Schooten et ajoute Item at encore la dite abbaie de Villers en la ville de Louvain des vingnobles qui valent par an XVIII florins[24].
– Comme nous l’apprend toujours le bulletin n° 9, de 1992, du Cercle Historique de Dion, l’abbaye possédait des vignobles dans le Brabant wallon. Reprenant les données du dénombrement de foyers en Brabant de 1496 et de 1526, l’abbé Omer Henrivaux a établi la liste des vignobles que l’abbaye possédait à cette époque dans les frontières actuelles du Brabant wallon[25]. Nous reproduisons son analyse ci-dessous :
Baisy : un vignoble à Gémioncourt.
Sart-Dames-Avelines : des vignobles et un moulin, en tout 5 maisons habitées par des laïcs.
Court-Saint-Etienne : un vignoble dont la demeure est habitée par des laïcs.
Dion-le-Mont : un vignoble. dont la demeure est également habitée par des laïcs
Bossut : un vignoble, idem.
Opprebais et Sart : trois vignobles, occupés chacun par leur fermier.
Petit-Rosière : un vignoble occupé par son fermier.
Thorembais-les-Béguines : sept vignobles dont un (la grange de Mellemont nouvellement replanté d’ailleurs) est renseigné comme suit : beau grand vignoble entouré de murs pour la grande partie… et habité par l’intendant, le curé séculier de Thorembais, le fermier et son épouse…
L’abbaye ne rentrant pas dans ce dénombrement, il ne faut pas s’étonner qu’on n’évoque pas son vignoble…
Nous relevons de la sorte, dans le dénombrement de 1496 et de 1526, pour le Brabant wallon actuel, dix-neuf vignobles appartenant à l’abbaye de Villers.
Ces données, qui ont trait aux possessions de Villers dans les limites du Brabant, peuvent nous amener à croire que la viticulture abbatiale y était florissante. Il convient cependant de les observer en tenant compte de la réalité suivante :
il s’agit, sauf peut être pour Louvain et Thorembais (Mellemont), de petits vignobles domestiques ;
– la classe sociale aisée préfère le Bourgogne au petit vin[26] ;
– après une «prétendue période glaciale» qui se fit sentir vers 1540, et de façon croissante à partir de 1590, le vignoble de nos régions est, d’une façon générale, de plus en plus transformé en champs de cultures plus rentables ou simplement laissé à l’abandon[27] ;
Au XVIIe siècle
Au XVIIe siècle, en Côte-d’Or, les magistrats et les bourgeois s’intéressent aux vignobles des monastères et des églises et leur proposent de racheter leurs propriétés viticoles à des conditions apparemment généreuses, offrant de payer comptant et de concéder à perpétuité, une partie de leur production de vin. Villers ne peut en cela, suivre l’exemple de Cîteaux qui, en 1660, se défit de ses terres de Corton et en 1662 du Clos de la Perrière à Fixin[28]. Rappelons en effet qu’elle a vendu ses vignobles de Rhénanie au début du XIIe siècle et que ceux qu’elle possède en Belgique sont probablement sans grande valeur, compte tenu du déclin général du vignoble local constaté déjà au siècle précédent. C’est sans doute la raison pour laquelle, à partir de cette époque, il n’est plus fait mention dans les documents d’archives de l’abbaye brabançonne de culture de la vigne, mais seulement de dépenses pour achat de vin. Ce n’est que sous cette dernière rubrique, que nous relevons le mot vin dans la comptabilité de l’époque, ainsi entre autres:
– dans les inventaires de 1647 et 1697, respectivement 600 et 400 florins pour vins, tant pour la nécessité des religieux, réfection des passagiers, que la célébration de la messe[29].
Au XVIIIe siècle
La paix d’Utrecht, en 1713, met fin aux treize années qu’a duré la guerre de succession d’Espagne. Les abbés Martin Cupis de Camargo et Jacques Hache, procèdent une fois de plus, aux restaurations nécessaires et à l’assainissement des finances. À sa mort, en 1734, Jacques Hache laisse une abbaye à l’aspect totalement rénové. À partir de 1750, le domaine est à l’apogée de sa nouvelle prospérité. C’est le règne de Marie-Thérèse, représentée en nos contrées par Charles de Lorraine. Malgré les exigences fiscales des Autrichiens, l’abbaye n’a jamais atteint pareil degré de prospérité depuis sa magnifique efflorescence du XIIIe siècle. Villers ne possède plus ses 10.000 hectares de terre du début, mais en dispose encore au bas mot, de plus de 6.000[30].
Compte tenu de ce que nous avons écrit précédemment, on ne peut concevoir qu’il y ait plus de quelques dizaines d’ares de vigne dans ce domaine encore immense[31]. Bien sûr, Orval possédait en 1788 16,5 ha de vigne d’où elle tirait 400 pièces de vin[32], mais il faut tenir compte de la situation privilégiée de la Gaume.
Quoiqu’il en soit, avec ou sans vignes, on boit du vin à l’abbaye.
En effet, pour le seul quartier de Villers, les comptes de 1764[33], mentionnent dans les dépenses diverses, calculées par année commune de dix :
– pour le vin, 3.363 florins
– consommation en céréales pour bière, 2.000 florins
– consommation en céréales hors bière, 3.930 florins
– habillement, 1.945 florins
– entretien de l’abbaye, 2.000 florins
– redevances aux États, 3.014 florins
Le vin représente donc une dépense énorme quand on confronte ce poste à quelques autres. Quand on le compare maintenant au total définitivement arrêté des charges et dépenses du quartier de Villers (34.201 florins), on constate que le budget du vin, s’établit à plus ou moins 10% du total des dépenses. C’est colossal, même si on tient compte que le monastère vit encore en autarcie et qu’il ne dépense rien pour les produits fournis par ses exploitations agricoles. Ces proportions sont cependant assez proches de celles que l’on rencontre dans d’autres monastères masculins[34].
C’est bien évidemment l’époque où l’abbé reçoit dans ses quartiers nouvellement rénovés, des hôtes de marque qu’il convient d’honorer. Cependant, ces fastes abbatiaux ne sont-ils pas quelques-uns des germes de la révolution qui va engendrer la fin des privilèges de la noblesse et du clergé et, en conséquence, l’expulsion des moines du monastère de Villers, qu’ils quittent en 1796, après y avoir vécu 650 ans ?
2. Traces qui nous parlent du Vignoble de l’enclos monastique de Villers replanté par les confrères vignerons et d’autres vignes à proximité immédiate de l’abbaye.
Le vignoble intra-muros de l’abbaye , dont la Confrérie du Vignoble de l’Abbaye de Villers-en-Brabant a mené à bien la replantation depuis 1990, n’est en fait qu’un petit clos de 20 ares. Mais l’abbaye possédait-elle déjà ce vignoble sous l’Ancien Régime ? Quels sont les témoignages à notre disposition[35] ?
Document de 1312
Un vignoble, situé dans l’Abbaye, est cité explicitement dans un document daté du 22 février 1312[36]. Le texte original, en ancien français sous un titre latin[37] : « De novo muro ante portam » est résumé de la sorte dans l’inventaire des archives de Villers par G. Despy[38]: Renier de Granbais, bailli de Nivelles, accorde à l’abbaye de Villers le droit de construire un mur depuis sa nouvelle porte jusqu’à la route qui mène aux grandes étables de son abattoir et de faire aller cette route jusqu’à la colline sous le vignoble, devant la porte.
S’il atteste formellement son existence, ce texte, déjà complexe à interpréter pour identifier la porte et le mur mentionnés, nous aide peu à localiser le vignoble. Nous savons que celui-ci était sur une colline et à proximité d’une porte. Cette porte, quelle était-elle ? Il est difficile d’y répondre de façon catégorique.
La Porte de Namur telle que nous la connaissons, voisine du nouveau vignoble, porte blason et devise de l’abbé Jacques Hache (1716-1734). Elle est millésimée 1725. Elle n’existait donc pas dans son état actuel au XIVe siècle. Mais peut-être y avait-il déjà à cet endroit une simple porte de service, comme on le voit sur la plus ancienne gravure de l’abbaye[39] (1607). Si c’est bien cette porte qui est mentionnée à proximité, on pourrait situer le vignoble de 1312 à son emplacement actuel, sur la pente sud de la colline de la Garenne[40]. On pourrait tout de même s’étonner qu’un abattoir se trouve à proximité immédiate du cloître. Les moines ne mangeaient pas de viande et il aurait été incongru que dans le silence absolu de leur retraite, ils entendent les cris des animaux qu’on tue. Il s’agissait d’ailleurs d’une exploitation d’abattage assez importante, puisqu’elle justifiait de «grandes étables.» Mais ce n’est pas là un argument déterminant.
La Porte de Nivelles.
D’un point de vue purement viticole, un autre lieu, à proximité d’une colline, pourrait également être envisagé. Un vignoble aurait en effet pu s’installer à l’endroit actuel du «Bois de Bachet», à l’Est du carrefour des « Quatre Chênes ». On y trouve en effet, sous le plateau agricole qui culmine à 142 mètres[41], un coteau orienté Sud-Est, qui descend vers le ruisseau actuel du Goddiarch et son lit desséché. La colline qui domine cet ancien «talweg», d’ailleurs site néolithique[42], est un terrain qui, s’il est peu propice à la culture céréalière, est par contre favorable à la vigne, qui réclame un sol pauvre. De plus, la « Boverie », Bouvrée sur la carte, fait penser à bovis et donc bœuf. Cette hypothèse est cependant contrariée par l’expression: «la colline sous le vignoble», car si on avait suivi cette indication, on aurait placé la vigne sur le plateau, ce qui est aussi anormal que de placer l’abattoir à proximité du cloître. Par ailleurs, la Porte de Nivelles, construite au XVIIIe siècle seulement, ne peut être identifiée formellement avec celle mentionnée en 1312. Cette dernière hypothèse, se rapportant au document de 1312, est donc abandonnée, à moins qu’on envisage un vignoble sur le flanc SUD du promontoire où se trouve la ferme de l’abbaye. L’abbattoir est à ce moment situé à « la Batterie », peut-être a t’on modifié un ancien nom « l’Abbatterie » en « La Batterie » et la route, ce beau chemin pierreux très encaissé serait passée sous le vignoble.
La Porte de Bruxelles
Les fouilles archéologiques, menées sur le site de la Porte de Bruxelles, depuis 1997 et un examen des sources écrites relatives à cette ancienne porterie de l’Abbaye (voir Revue Villers n° 24 du 4ème trimestre 2002) nous apprend qu’il y avait, depuis le début du XIIIème siècle, un système de double porte dont le principe subsistera jusqu’au XVIIIème siècle.
La « nouvelle porte » dont question dans le texte de 1312 aurait pu être également la porte extérieure de l’Abbaye qui était percée dans un nouveau mur qui empiétait sur la voie publique et se poursuivait jusqu’à une route qui passait sous le vignoble que l’on pourrait situer sur la droite de la route actuelle menant à Genappe. Le coteau est aussi particulièrement bien exposé au Sud.
Un miracle en 1616
Trois siècles plus tard, un nouveau témoignage apparaît. Omer Henrivaux, dans son ouvrage consacré à l’abbé Robert Henrion, a analysé dans le détail le récit d’un « miracle » intervenu le 1er juillet 1616 à la chapelle Notre-Dame de Montaigu, alors nouvellement construite[43] : une enfant, tombée du grenier de la buanderie, est amenée groggy par sa mère à la chapelle. Prenant la petite dans ses bras, la mère courut à la recherche de son mari, qu’elle trouva au-delà du mur du jardin, occupé à tailler les vignes et lui dit : mon enfant s’est tuée en tombant du grenier. Quittant son mari, elle partit droit à la chapelle Notre-Dame de Montaigu. Après s’être rétablie puis évanouie, la petite, que l’on croyait morte, se réveille de retour dans la buanderie, apparemment guérie.
O. Henrivaux signale que ce récit permet de situer avec assez de précision, à la fois la buanderie et le vignoble : « [La buanderie] devait se trouver au bord de la déviation de la Thyle, en amont du moulin, puisque la lavandière, revenant de la chapelle, doit traverser le jardin pour y arriver. En allant, elle a d’ailleurs trouvé son mari au-delà du mur du jardin, dans le vignoble (…) Quant au vignoble, il est très bien localisé : au-delà du mur du jardin, sur le versant conduisant à la chapelle », c’est-à-dire « à l’endroit où il a été replanté récemment ».
Ce texte semble donc bien indiquer la présence au XVIIe de la vigne exploitée par la Confrérie du Vignoble de Villers à son emplacement actuel. Gardons-nous cependant de le mettre automatiquement en rapport avec le texte de 1312 – qui lui est de plus de quatre siècles antérieurs! Rien ne prouve que le vignoble soit demeuré durant quatre siècles au même endroit, même s’il est possible que l’affectation viticole du lieu se soit inscrite dans la longue durée.
Documents comptables du XVIIIe siècle
Omer Henrivaux a mené à bien le dépouillement des archives de l’abbaye de Villers à l’archevêché de Malines[44]. Dans les Exposés de la Cuisine du Couvent[45], dressés F. Chrisostome Verneuil, il a relevé les dépenses suivantes pour lier, couper la vigne et ramasser le raisin :
depuis le 12 mars 1748 jusqu’au 12 août 1749, Les journées à 3 sols et demi pour avoir cuiller, ramasser les pommes noix et raisins 131 journées ; Item paié 45 journées et demi pour avoir lier, couper la vigne pour 2 années, la journée à 6 sols ; depuis le 21 juillet 1750 jusqu’au mois de mars 1751 ; Item le 26 juillet pour couper la vigne a 6 sols paijé ; Item pour ramasser les raisins et cuiller les pommes, et les journées pour la cuisine du couvent a une plaquette, paijé ; depuis le 16 mars 1751 jusque, au 22 mars 1752 ; Item pour couper la vigne ; Item pour ramasser les raisins et cuiller les pommes, pour 11 journées a une plaquette, paijé
Ces archives comptables de 1748 à 1752 concernent la cuisine du couvent et n’ont trait, en principe, qu’à l’enclos monastique proprement dit. Elles sont donc vraisemblablement le fait du vignoble qui a pu être utilisé comme tel jusqu’à l’expulsion des moines en 1796.
Reste maintenant à savoir où se situait le vignoble pour lequel ces dépenses ont été engagées.
En mars[46] 1748 et en mars 1749 on a travaillé environ 23 jours par an, rien que pour couper la vigne[47]. C’est beaucoup trop pour le petit vignoble de la Porte de Namur.
Conclusion sur l’existence de vignobles à proximité immédiate de l’abbaye.
Après analyse des documents de 1312, 1616 et 1748-52, la question de la localisation d’un vignoble à proximité immédiate de l’abbaye reste donc partiellement ouverte : en plus du petit vignoble du jardin de l’abbé, que la Confrérie fait revivre et dont l’existence du temps des moines est confirmée par le récit du miracle de 1616, y avait-il un autre vignoble à proximité ?
3. Résumé de l’histoire de la vigne et du vin à l’Abbaye de Villers
Les moines cisterciens de Villers ont toujours consommé du vin. Il leur était nécessaire pour le service divin, le réfectoire, la pharmacie, l’hôtellerie et la réception des grands personnages à qui ils servaient un «vin d’honneur.»
Dans le système autarcique qui prévalait pendant le premier siècle qui suivit la fondation de l’abbaye en 1146, ils plantèrent, achetèrent ou reçurent des petites vignes disséminées dans l’ancien duché de Brabant et peut-être ailleurs.
Il en plantèrent même auprès du monastère. Un document de 1312 atteste la présence d’un vignoble près d’une porte de l’abbaye, difficile à identifier avec certitude.
D’importants vignobles sur le Rhin et la Moselle, leur furent d’autre part offerts au tout début du XIIIe siècle. Cependant, quelque cinquante ans après ces dernières donations, le commerce international s’étant développé, nos moines vendirent leurs vignobles allemands. Ils trouvèrent plus aisé et économique d’acheter du vin à des marchands, tout en maintenant aussi la culture de leurs vignes locales.
Ils conservèrent assurément, durant environ quatre cents ans, quelques vignobles domestiques dans les limites du Brabant wallon et d’autres plus importants à Louvain. On retrouve la trace de ces possessions dans des archives du XVIe siècle.
Il est fort probable, que suivant la tendance générale de désaffection pour les vignes locales, manifestée en Belgique dès la fin du XVIe siècle, les abbés de Villers ne cultivèrent plus leurs vignobles qui furent laissés en jachère et gagnés ensuite par la forêt ou transformés en d’autres cultures.
À partir du XVIIe siècle, il n’est plus fait mention, dans les documents d’archives dont nous disposons, de culture de la vigne, mais seulement de dépenses pour achat de vin.
Avec deux exceptions néanmoins, puisqu’un vignoble jouxtant l’abbaye est en effet mentionné, dans les archives, en 1616, et autour de 1750. Le document de 1616 semble indiquer la présence, à son emplacement actuel, de la vigne cultivée actuellement par la Confrérie du Vignoble de l’Abbaye de Villers en Brabant.
Jean LEBOUTTE
Vigneron et Guide à l’Abbaye
Mars 2004. (nouvelle version Janvier 2010)